Le débat public, les chartes des droits et la légitimité du rapatriement – Mise au point et faits nouveaux
Michel Morin, Jean Leclair, professeurs à la Faculté de droit de l’Université de Montréal
Selon le professeur G. Rousseau, en 1975, la Charte québécoise « n’a pas été débattue largement en dehors de cercles de professeurs et de groupes de pression spécialisés en droits de la personne », faute d’« un vigoureux débat entre parlementaires » ou « dans l’ensemble de la population » (Le Devoir, 28 avril 2017). Pourtant, Le Devoir et La Presse (maintenant accessibles sur le site de la BANQ) ont bien présenté les questions soulevées à cette occasion.
En 1970, Jérôme Choquette, alors ministre de la Justice, promet l’adoption d’une charte des droits. La proposition que lui transmettent les professeurs Crépeau et Scott demeure toutefois sans suite. En 1973, la Ligue des droits et libertés prépare son propre projet, ainsi qu’un document explicatif. Elle en fait imprimer 300 000 exemplaires, dont 50 000 sont insérés dans Le Devoir et 100 000 dans La Presse (le 25 mai). Lors de la campagne électorale de 1973, tous les partis proposent l’adoption d’une charte, sauf les créditistes.
Le 20 mars 1974, Jacques-Yvan Morin, leader de l’opposition officielle, note que le gouvernement annonce l’adoption d’une charte « pour la sixième ou la septième fois ». Le 29 octobre, Choquette dépose son projet. Le lendemain, La Presse titre, en première page: « La Charte des droits n’aura préséance sur aucune autre loi » ; elle reproduit le texte intégral du projet, tout comme Le Devoir (le 31 octobre). Ce dernier rend compte des échanges parlementaires intervenus entre Jérôme Choquette et Jacques-Yvan Morin (14-15 novembre). Le premier demeure fidèle à la tradition parlementaire britannique selon laquelle il n’existe pas de principes absolus auxquels le législateur ne peut déroger ; le second souligne que la « charte » n’a rien d’un véritable texte fondamental, puisqu’il s’agit d’« une loi ordinaire qui peut être contredite […] par toute autre loi ».
Les audiences parlementaires tenues en janvier 1975 attirent des participants de milieux très différents : La Ligue des droits de l’Homme, le Conseil du patronat, la Commission des écoles catholiques de Montréal, la FTQ, la Chambre des notaires, l’Association provinciale des professeurs protestants du Québec, le Barreau, l’Association des parents catholiques, le Réseau d’action et d’information pour les femmes, la Fédération des femmes du Québec, l’Association pour l’avancement des sciences et des techniques de la documentation, le Centre homophile urbain de Montréal, l’Association homophile de Montréal, CHAL Inc., le Service d’entraide pour homophile à Québec, l’Association de paralysie cérébrale du Québec, la Chambre de Commerce de la province de Québec, l’Association canadienne des Compagnies d’assurance-vie et deux particuliers. À l’évidence, tous ne sont pas « spécialisés en droit de la personne ».
Le 20 juin 1975, une nouvelle version du projet est présentée. Le lendemain, Le Devoir titre que la Charte « aura priorité sur les lois futures », tandis que La Presse parle d’une « certaine primauté ». Cette modification s’inspire des suggestions de la Ligue, de la Chambre de commerce et du Barreau. Le 26 juin, Jacques-Yvan Morin insiste sans succès pour que cette primauté vise aussi les lois existantes. La Charte est sanctionnée le lendemain ; elle est publiée intégralement dans La Presse du 30 juin.
L’absence de protestations s’explique donc par le fort appui dont jouissait le projet de Charte. Cela a d’ailleurs été confirmé suite au rapatriement de 1982. En effet, au mois de décembre, une modification prévoit qu’aucune loi québécoise ne pourra déroger aux articles 1 à 38 de la Charte, sauf si elle déclare qu’elle s’appliquera malgré cette loi fondamentale.
Si « la légitimité de l’ordre constitutionnel » canadien est « douteuse », comme le soutient le professeur Rousseau, ce n’est donc pas en raison de la protection accordée aux droits fondamentaux. Dans le cas de la charte québécoise, l’Assemblée nationale a accepté après mûre réflexion de confier ce rôle aux juges.
Il est vrai que, contrairement à ce que nous avons pu laisser entendre (Le Devoir, 26 avril 2017), l’approbation des députés fédéraux n’était pas suffisante pour conférer une pleine légitimité au projet de rapatriement de 1981 ou pour combler le déficit fédéral résultant du défaut d’obtenir l’assentiment des députés provinciaux québécois. Toutefois, à l’époque, les premiers ministres et la Cour suprême ont refusé de reconnaître que, juridiquement, le Québec détenait un droit de veto.
On peut critiquer ces décisions qui ont dissocié légalité et légitimité et refuser de reconnaître un rôle particulier au Québec dans la fédération canadienne. Dans le Renvoi sur la sécession en 1998, la Cour suprême a d’ailleurs reconnu qu’une telle dissociation était dangereuse. Ce déficit de légitimité demeure une plaie ouverte. Cela dit, il est impossible de prétendre que le rapatriement de 1982 constitue une violation du droit des peuples à l’autodétermination, comme le soutiennent F. Côté, F. Bastien, G. Rousseau et D. Turp (Le Devoir, 30 avril 2017).
On peut bien souligner la « trahison » ou l’« outrage » de 1982 et revendiquer un accroissement significatif des pouvoirs du Québec. Mais pour ce qui est de la protection des droits et libertés individuels, il faut bien admettre que l’Assemblée nationale n’a pas attendu l’adoption de la Charte canadienne pour accorder aux juges le pouvoir de censurer ses propres lois.
Ce contenu a été mis à jour le 17/05/2017 à 13 h 50 min.